Dans cet article du Read/Write book, Robert Damton fait le lien entre Google, le géant omniprésent dans nos vies numériques, et sa capacité à finalement réaliser le rêve utopique des Lumières de l’universalisation du savoir, notamment par la construction de la plus grande bibliothèque numérique au monde, obtenue par la numérisation de tous les ouvrages accessibles.
Le rêve des Lumières
Le mouvement des Lumières est né au XVIIIe siècle de la volonté de créateurs de sortir leur siècle et leurs contemporains de l’obscurantisme imposé par le clergé et l’aristocratie, alors seuls détenteur du pouvoir. Puisqu’on ne peut vouloir ce dont on n’a pas conscience, et qu’un peuple ignorant est plus aisément manipulable, l’accès à la lecture, et donc au savoir, était ainsi volontairement limité. Des penseurs tels que Diderot, Voltaire ou D’Alembert ont souhaité concentrer les savoirs de leur époque pour les rendre accessibles à tous, du moins à tous ceux sachant lire, avec l’Encyclopédie par exemple.L’Homme aurait ainsi être guidé par le philosophe éclairant la voie, dans cette République des lettres où chacun devait avoir sa place, la qualité des propos et des écrits effectuant un tri naturel dans le flot des pensées.
Cette idée cependant, même si elle a provoqué de grands changements dans la manière de partager le savoir, n’a jamais pu atteindre son but, sa mise en place effective étant limitée par le contexte d’alors. Etre écrivain au XVIIIe siècle, comme être artiste de manière générale, imposait généralement une situation précaire, et une dépendance forte vis-à-vis de mécènes et de directeurs de journaux.
Dans ces conditions, la liberté de parole et de ton ne pouvait être que relative, à fortiori lorsque l’on sait que toute édition ne pouvait se faire sans l’accord du roi, élément supplémentaire d’une contraignante censure. Certains auteurs ont bien évidemment pris le risque de publier sans cet accord royal, et malgré les risques d’emprisonnement encourrus. Ce fut le cas pour l’Encyclopédie, interdite dès 1759 parce que certains articles étaient jugés athés et politiquement subversif. Ses auteurs, et Diderot et Voltaire notamment, ont ainsi malgré tout voulu continuer à laisser une chance à l’universalité du savoir, même relatif.
Google, avec son projet d’établir la plus grande bibliothèque numérique du monde, semble avoir remis cette problématique à jour., en la faisant sienne. C’est ce projet que décortique ici Robert Damton, ainsi que ses limites et ses enjeux.
Google et la bibliothèque numérique universelle
L’article expose le projet de Google dans sa chronologie, ses enjeux et les oppositions qui lui ont été faites.
Ainsi, si dans un premier temps, ce sont uniquement les fonds des plus grandes bibliothèques du monde que Google a entrepris de numériser, institutions qui se sont volontiers prêtées au jeu puisque cela leur permettait d’agrandir leur propre catalogue numérique gratuitement, le projet a cependant vu apparaître ses premiers détracteurs lorsque Google a commencé, sans permission demander, à étendre sa mission à des ouvrages encore sous le coup du droit d’auteur. Au-delà de la volonté de poursuivre le même but que toute bibliothèque, à savoir de rendre le savoir public et libre d’accès à tous, en suivant une fonction d’éducation, Google a ici franchi la limite du droit de la propriété intellectuelle, confrontant plus que jamais l’intérêt public et celui du privé.
Une brève histoire de l’évolution du droit d’auteur :
Le droit d’auteur tel que nous le connaissons prend racine en 1710 en Grande-Bretagne. Celui-ci est alors établi pour une période de 14 ans renouvelables une fois, les légiférants estimant que cette période était largement suffisante aux auteurs pour jouir du fruit de leur travail. Et, lorsque les Etats-Unis mettent en place leur constitution, ils se basent sur ce modèle, privilégiant ainsi l’intérêt général, celui des lecteurs, plutôt qu’individuel. C’est en 1988 que la « loi Mickey », sunommée ainsi car votée suite aux démarches que les ayant-droits de Walt Disney ont entrepris afin que le dessin de la célèbre souris ne tombe pas trop rapidement dans le domaine public, a en encore une fois repoussé cette limite, jusqu’à une période de 70 ans après la mort de l’auteur. Ici l’intérêt particulier et financier prime donc clairement ; et c’est cet intérêt, ce droit que les éditeurs et syndicats ont voulu opposer au projet de Google.
Cet article cependant, date de 2010, période à laquelle le résultat des procès entamés étaient attendus. Il faut donc creuser plus loin pour savoir qu’en 2013, un juge américain a finalement estimé que le projet de Google de visait pas à remplacer les livres, puisqu’il n’avait pas la même fonction, et qu’il ne pouvait ainsi pas porter préjudice aux éditeurs. Google a donc dès lors eu la possibilité de multiplier ses partenariats, par chez nous par exemple avec la bibliothèque nationale de France, mais aussi avec Hachette, qui autorise à présent la numérisation de ses titres épuises et dont un nouveau tirage n’est pas programmé. Concrètement, cela signifie qu’au jour d’aujourd’hui, outre les fonds universitaires, Google a la possibilité de numériser et mettre en ligne ces mêmes livres épuisés, et que, pour les autres ouvrages, si l’accord est réservé aux auteurs et éditeurs qui sont libres de s’y opposer, Google peut toutefois en numériser des extraits afin de guider le lecteur dans ses choix.
Après négociations, il a de même été établi que Google fournirait ce catalogue complet – comprenant les numérisations d’ouvrages encore en circulation et toujours sous le coup du droit d’auteur- aux universités et bibliothèque sous forme de licences payantes, dont les revenus seraient reversés à 63% aux détenteurs des copyrights. Pour les universités, il s’agit de licences globales, tandisque les bibliothèques ont droit à une licence sur un seul poste informatique dans leur établissement, ce qui réduit tout de même l’accès en terme de logistique et pourrait poser des soucis aux établissements en cas de forte demande.
Les enjeux du projet de Google…
Ainsi, si un compromis a dû être trouvé pour ne pas violer outre mesure le droit des auteurs, l’on pourrait toutefois considérer, grâce à cette mise à disposition d’un savoir large et amplement diffusé, que Google aurait atteint l’idéal des Lumières que nous évoquions plus haut. Sans oublier qu’internet plus largement, auquel Google a largement apporté sa pierre, a permis le sacre de «l’amateur » au sens le plus positif du terme c’est-à-dire celui qui aime. Nous serions donc, contrairement à ce que nous avons pu analyser du XVIIIe siècle, entrés dans un système plus quantitatif que qualitatif, avec très peu de tri, du moins dans nos sociétés occidentales, du contenu.
Cependant, une objection peut être apportée à cette vision idéaliste. En effet, si l’on considère qu’internet est aussi devenu une source de profit indéniable pour les grandes entreprises qui viennent le « vampiriser », dont Google qui bien évidemment ne réalise pas tout cela dans un but caritatif, l’on revient à la main-mise des puissants sur le savoir, quand bien même le pouvoir aurait changé de main, passant du pouvoir politique et au clergé à un pouvoir plus économique. C’est l’idée du profit qui éloigne l’idéal pur.
De plus, nous l’avons mentionné, Google bénéficie d’une renommée qui nous fait considérer qu’il n’a plus de concurrent à son échelle. Pour le projet de numérisation spécifiquement, on peut même déclarer qu’il n’en a aucun, même si des tentatives ont été réalisées. En effet, Google a fini par devenir la plus grande librairie en ligne du monde, supplantant même largement des géants comme Amazon à ce titre. Si ses intentions sont louables à la base, Google prêtant même une attention à rendre les contenus numérisés accessibles à tous sans restriction, portant par exemple un soin aux lecteurs handicapés, le monopole qu’il a fini par obtenir peut être vu comme restrictif, puisqu’un monopole engendre généralement un système autoritaire.
Google a réussi la mise en place de son projet, en étant le premier non pas à l’imaginer, mais à l’entreprendre, sans autorisations préalables, et en courant le risque des procès. Ce tour de force a permis d’initier la réflexion autour de cette pratique, mais surtout d’obtenir petit à petit les autorisations et partenariats ci-dessus évoqués. Un concurrent potentiel, pour arriver au même résultat, devrait aujourd’hui accomplir l’immense tâche de demander les mêmes autorisations, et l’accord de chaque ayant-droit impliqué. Ceci nous semble pour le moment impossible, ou du moins limitant fortement les possibilités.
… et ses risques :
A l’heure actuelle, Google paraît « fair-play » dans son entreprise, en cela que les prix proposés pour l’accès aux contenus non libres de droits ne sont pas prohibitifs, que les autorisations ne sont que rarement outrepassées, et que même la publicité, qui est au final la source de revenus de la firme, est relativement discrète sur ses pages.
La principale interrogation réside toutefois dans l’évolution que tout ceci pourra avoir dans le temps. Aucune assurance ne peut être donnée que les successeurs des actionnaires actuels garderont la même politique, qu’ils n’augmenteront pas drastiquement les prix au nom de leur profit par exemple. Or, du fait de leur monopole, cela reviendrait à restreindre l’accès au savoir à certains, et les bibliothèques par exemple, contraintes de continuer à utiliser leurs services car leurs utilisateurs y seront accoutumés et toujours demandeurs, seraient poussés à choisir entre les acquisitions numériques et physiques à cause de questions budgétaires.
Cette belle inititative de Google donc, peut rapidement échouer encore une fois comme la mise en place de l’idéal des Lumières, en ne permettant au final que la concentration du savoir dans les mains de ceux qui ont le pouvoir de le diffuser après l’avoir acquis financièrement. Seul un projet similaire et totalement gratuit pour les usagers pourrait alors permettre de retrouver cet idéal ; projet utopique s’il en est pour le moment.