Les industries culturelles sont profondément concernées par « la révolution numérique » en cours notamment parce que les biens qu’elles proposent sont facilement reproductibles. Et puisque parler à un large public implique de standardiser des contenus, on l’accuse parallèlement de bien des maux. Mais ces questions sont-elles vraiment une spécificité de notre époque ?
Depuis les années 80, la mise en réseau des savoirs et des individus via l’informatique et internet, bouleverse les systèmes de communication et remet en question, à des degrés divers, l’ensemble des secteurs productifs. Il y a, en particulier, quelque chose de vertigineux à observer les répercussions des technologies numériques sur la production, la distribution et la consommation des biens culturels. Ce secteur est en effet tout particulièrement impacté par les évolutions en cours, car les biens qu’il véhicule, du fait de leur dimension « immatérielle », sont par nature reproductibles. Mais, si l’on se place du point de vue des consommateurs, quel est l’impact de ces mutations sur la diversité des biens et des pratiques culturels qui leurs sont proposés ? Comment une telle abondance façonne-t-elle aujourd’hui, une certaine « culture de masse » résultant de la diffusion exponentielle d’informations et de divertissements de toutes sortes ?
La critique radicale de l’École de Francfort
Ces questionnements et leurs enjeux sous-jacents sont très actuels mais on pourrait aussi, derrière le scintillement des technologies multimédias, poser l’hypothèse qu’il faut revenir à l’origine de ces notions afin d’en prendre la pleine mesure. Un point de départ possible nous conduirait alors en Allemagne, où la notion d’industrie culturelle a été forgée en 1947 par Théodore W. Adorno, un philosophe qui était aussi sociologue et musicologue. Avec quelques autres universitaires, il fonda un courant de pensée promis à un bel avenir, l’École de Francfort.
Leur projet était de mener à bien un examen critique de la société bourgeoise dans ses aspects politiques, sociaux et culturels. Et si leur cœur penchait à gauche, ils n’hésitèrent pas, en maintes occasions, à retourner leurs armes intellectuelles contre le marxisme dogmatique des pays de l’est. Quoiqu’il en soit, leur vision du monde était marquée par un profond pessimisme…
Si la notion d’industrie culturelle est entrée dans la langue courante désormais, il faut comprendre qu’elle avait à l’origine une portée qui était avant tout critique. Pour Adorno, le fait d’associer industrie et culture revenait à mélanger deux sphères bien distinctes de la vie sociale. Et qui devaient le rester… À défaut, les fonctions économiques productives prendraient le contrôle de ce qui relève fondamentalement du domaine artistique.
Le problème qui se pose alors est double, car l’art occupe une place toute particulière dans la vie de la Cité. Pour Adorno, « l’art (…) a toujours été et demeure une force de protestation de l’humain contre la pression des institutions qui représentent la domination (…) tout en reflétant la domination » culturelle de ces institutions. Potentiellement, l’art peut être donc tout à la fois un remède et le symptôme d’une maladie. En tant que musicologue, Adorno pensait par exemple aux « musiques complaisantes » promues par le capitalisme culturel autant qu’aux « musiques embrigadées », promues par le réalisme socialiste.
L’art et la reproduction sociale
Dans un second temps, l’étude critique des industries culturelles est aussi une manière inquiète de décrire la standardisation qui découle nécessairement de la reproduction de masse des contenus qu’elle véhicule. Dès 1936, Walter Benjamin, autre figure importante de ce courant de pensée, avait caractérisé ce phénomène dans un article qui fit date : « L’œuvre d’art à l’époque de sa reproductibilité technique ». Cet article conserve aujourd’hui toute sa pertinence pour comprendre certaines des dynamiques qui sont à l’œuvre à l’ère numérique.
Walter Benjamin écrivait ainsi : « Au XXe siècle, les techniques de reproduction ont atteint un tel niveau qu’elles vont être en mesure désormais, non seulement de s’appliquer à toutes œuvres d’art du passé mais de s’imposer elles-mêmes comme des formes originales d’art ». Ce faisant, si « elles laissent intact le contenu même de l’œuvre d’art », elles dévaluent « l’unicité de sa présence au lieu même où elle se trouve » et altèrent son « aura », où se concentre l’essentiel de son potentiel subversif. La décadence de l’aura apparait alors comme le symptôme majeur de la culture de masse, où la valeur culturelle intrinsèque de l’œuvre est remplacée par sa valeur d’exposition. Ce faisant, la signification sociale de l’art est profondément altérée, et on assisterait dans le public a un divorce croissant entre « l’esprit critique » et une certaine « conduite de la jouissance ».
« Hyperstimulation de l’attention » et « politique spectacle » avant l’heure
Si ce phénomène ne constitue pas un problème par lui-même, les conséquences en sont multiples. Benjamin décrit notamment un « approfondissement de l’aperception ». Ce phénomène, que l’on peut définir comme une « perception accompagnée de conscience » élargit sans cesse « le monde des objets auxquels nous prenons garde ». Le spectateur doit alors être tout à la fois attentif et distrait, ce qui n’est pas sans rappeler les débats actuels sur l’hyperstimulation sensorielle induite par le multimédias et son impact sur une « écologie de l’attention ».
Si l’on revient alors à la place particulière qu’occupe l’art dans la vie sociale et politique, le risque est grand, selon Benjamin, que l’on aboutisse mécaniquement à une « esthétisation de la vie politique », ce qui ne semble pas non plus dénué de pertinence si l’on considère ce que proposèrent les régimes totalitaires en la matière ou même la « politique spectacle » actuelle de nos démocraties. Si une forme d’instrumentalisation de l’art explique en partie de tels phénomènes, il faut comprendre selon Benjamin que cette force n’est pas seule en cause. Elle s’exprime en effet dans un corps social qui est pour ainsi dire préparé à basculer dans ce qui peut être une dangereuse aventure. Ainsi, quand l’art se politise, lorsqu’il perd sa fonction critique et émancipatrice, son « destin reproducteur » risque de s’attacher à de mauvaises énergies et de contaminer l’ensemble de la vie sociale.
Industries culturelles et démocratisation de la culture
Si la lecture de ces questions est fondamentalement inscrite dans une vision du monde orientée à gauche, d’autres critiques de la culture de masse ont été proposées parallèlement, selon une approche conservatrice notamment. Au nom d’un élitisme d’un autre type, les tenants de telles positions y voyaient surtout une menace pour la « haute culture » et, partant, pour la civilisation européenne dans son ensemble.
Il est tentant alors de considérer alors que ces approches ont en commun une forme de cécité tant il est difficile de ne pas voir aussi ce que la reproductibilité des biens culturels a eu de positif en offrant au plus grand nombre ce qui n’était d’abord réservé qu’à quelques-uns. Le fait d’écouter un concert à la radio ou de consulter une œuvre littéraire classique – serait-ce sur un livre bon marché – est pourtant l’un des innombrables exemples positifs qui découlent d’une démocratisation de l’accès à la culture. En un sens, Il est presque stupéfiant que certains chercheurs ne puissent y déceler autre chose que les germes de la médiocrité, de l’aliénation ou d’une menace contre la civilisation.
Au moment d’actualiser ces questions, Emmanuel Durand fait un certain nombre de constats dans son ouvrage de 2017 intitulé « L’attaque des clones. La diversité culturelle à l’ère de l’hyperchoix ». Après plusieurs expériences dans le monde des médias et de l’entertainment l’auteur dirige depuis 2016 la filiale française de Snapchat. L’un des exemples proposés pour décrire le règne de la profusion qui caractérise selon lui les environnements numériques est celui de la chaine Youtube où 300 heures de vidéos seraient mises en ligne chaque minute. Il s’agit là d’un exemple parmi d’autres de la surabondance informationnelle proposée au public. Au sein de cette offre, la chanson de l’artiste coréen Psy intitulée « Gangnam style » y a été consultée plus de trois milliards de fois ce qui a selon l’auteur un aspect « irrationnel » dans un contexte où le temps d’attention des individus est limité… Une forme d’asymétrie se retrouve au moment d’évaluer les recettes liées au streaming pour laquelle 1% des artistes réalisent 80% du chiffre d’affaire. Au moment d’expliquer un tel phénomène, le rôle des algorithmes doit aussi être pris en considération et cela pose, quoiqu’il en soit, un certain nombre de questions au sens de la diversité culturelle qui s’exprime sur les réseaux.
L’art comme projet révolutionnaire
Si de tels éléments ne peuvent résumer à eux-seuls la consommation de biens culturels sur internet, ils n’infirment pas non plus l’approche pessimiste qui était celle de l’École de Francfort. Il est probable que l’adage selon laquelle « the winner takes all » qui est, dans les faits, au cœur du modèle actuel du web, aurait confirmé les pires craintes de ces philosophes inquiets. Plus encore, dans leur vision du monde, la manipulation de l’art par les industries culturelles, en stérilisant ses capacités émancipatrices, pouvait aussi aboutir à la perpétuation à l’identique d’un ordre social injuste. La fonction suprême de l’art relevant au contraire d’un projet révolutionnaire visant à préfigurer une société alternative.
Mais en définitive, puisque l’offre de contenus excède largement les possibilités de consommation, l’espoir se trouve peut-être ailleurs. Car ce phénomène de surabondance s’explique aussi par le fait que l’offre de contenus culturels n’est plus le monopole des professionnels désormais (artistes, producteurs, éditeurs). Et le public, autrefois réduit au rôle de consommateur, produit et diffuse aujourd’hui ses propres contenus sur le net. Il est probable que cet aspect de la révolution digitale en cours aurait reçu un bien meilleur accueil de la part des théoriciens de l’école de Francfort.