Le monde est contrôlé par les Illuminatis, ou alors par les francs-maçons. La terre est plate, ou alors creuse. Les attentats du 11 septembre aux États-Unis d’Amérique ont été commandités par le gouvernement de George W. Bush, les attentats ayant frappé la France une quinzaine d’années plus tard sont aussi d’origine interne. Les personnes les plus influentes sur la planète sont en fait des reptiliens. Michael Jackson n’est pas mort, il est caché en Antarctique avec Tupac. Les extraterrestres sont déjà sur Terre, et collaborent avec les armées dans la zone 51. Les vaccins sont un moyen pour les gouvernements de contrôler les explosions démographiques. L’Homme n’est jamais allé sur la Lune.
Voici une infime partie des exemples possibles de théories du complot. Si elles sont aussi populaires à notre époque numérique, faut-il les voir comme un signe positif de capacité critique ? Ou à l’inverse comme un signe négatif d’absence de pensées rationnelles ?
Si les théories du complot les plus connues peuvent parfois remettre en cause les fondements mêmes de nos sociétés en s’insurgeant face à des faits historiques ou scientifiques très anciens, cette forme de complotisme est en fait relativement récente à l’échelle de l’humanité. En effet, la majorité des chercheurs et historiens s’accordent pour faire remonter l’origine des théories du complot à la fin du 18ème siècle. Successivement diffuser par la littérature puis la politique, les théories du complot ont pris une tout autre ampleur avec la popularisation d’internet. Mais avant de nous pencher sur le 21ème siècle, intéressons-nous à quelques-unes des premières théories du complot.
Comprendre les théories du complot avant internet
Dresser un historique des théories du complot semble être un travail pharaonique, mais parcourir un bref aperçu de l’histoire de ce phénomène permet de déceler quelques éléments récurrents intéressants.
Commençons par l’ouvrage qui est considéré comme le premier grand document complotiste de l’Histoire moderne : Mémoire pour servir à l’histoire du Jacobinisme, sorti entre 1797 et 1799, écrit par L’Abbé Barruel. Dans ces mémoires, l’essayiste français explique comment un groupe d’individu nommé « Illuminatis » a fomenté la Révolution Française (événement ayant eu lieu de 1789 à 1799). On remarque rapidement à la lecture de cet ouvrage que L’Abbé Barruel est très virulent envers la révolution, qui ne s’accorde pas (selon lui) avec les principes religieux catholiques alors en place. Les coupables qu’il désigne, les Illuminatis, ont bel et bien existé : les Illuminatis de Bavière étaient un groupe d’intellectuels allemand, de 1776 à 1785, dissous par les dirigeants bavarois qui les soupçonnaient de vouloir importer en Allemagne (alors connu comme le Saint-Empire romain germanique) les idées des philosophes des Lumières (qui, rappelons-le, n’étaient pas forcément amicaux envers les religions). Ainsi, un homme pieux et fervent catholique a publié des mémoires expliquant qu’un groupe d’individu étés les têtes pensantes de la Révolution Française (alors qu’ils n’avaient rien à voir avec cet événement). N’appréciant ni la révolution ni les Illuminatis (les vrais, allemands), L’Abbé Barruel à consciemment modifié la réalité dans le but de défendre ses idées et ses valeurs, la religion et la monarchie. Les mémoires de l’abbé ont trouvé publiques, à l’époque, chez les fervents catholiques qui à leurs tours diffusaient ces idées.
Sans entrer autant dans les détails que pour le cas précédent, voyons maintenant d’autres théories du complot ayant marqué l’histoire, et ayant encore des échos aujourd’hui. Presque cent ans après le complot envers les Illuminatis, l’écrivain français Léo Taxil sort une série de textes présentant les francs-maçons comme les investigateurs d’un nouvel ordre mondial, adepte de rituel satanique. Notons qu’en réalité la franc-maçonnerie désigne un ensemble de groupes sociaux œuvrant, selon leurs préceptes, de manière humaniste et sans grandement interférer avec les religions. Encore une fois pourtant, l’Église se saisit de l’affaire et accable les francs-maçons de mysticisme et satanisme. Pourtant Léo Taxil avouera de lui-même devant une assemblée que toute son œuvre n’était qu’un canular visant à décrédibiliser les dogmes religieux et plus particulièrement chrétiens (la religion qu’il côtoyait le plus de son vivant).
Le dernier exemple demande à nouveau de faire un saut dans le temps, en direction de la guerre froide de (1947 à 1991). Au début des années 50 commence une véritable chasse aux sorcières, le maccarthysme, visant à dénoncer, punir et chasser tous les sympathisants au communisme des États-Unis. Cette période de l’histoire américaine témoigne d’une véritable paranoïa collective envers le communisme et est considérée par certains comme le premier complot d’envergure mondiale. Les idéologies du bloc de l’Est, ont alors étés diabolisées par certains politiques américains pour servir le capitalisme, quitte à (trop) galvaniser les masses.
Quelles conclusions tirer de ces exemples ? Auparavant, les grandes théories du complot provenaient de figures d’autorités (religieuses, artistiques ou politiques), elles étaient ensuite assimilées par certains groupes de la population qui fournissaient alors un appui, humain ou matériel, pour défendre une cause. Souvent, l’objectif était de discréditer une institution en faveur d’une autre. Très peu de théories du complot provenant du peuple, d’hommes et femmes ordinaires, ont étés recensées par le passé.
L’explosion des théories complotistes parallèle à l’explosion d’internet
Les théories du complot sont aujourd’hui devenues un phénomène social majeur, en témoigne une enquête de l’Ifop. Près de huit Français sur dix croiraient en au moins une théorie du complot, dont près d’un tiers en croient à au moins quatre. Même si cette étude a été réalisée sur un échantillon de la population française, d’autres études plus ou moins anciennes tendent à montrer des proportions de complotistes similaires dans les autres pays occidentaux. Comment expliquer par exemple qu’autant de jeunes de quinze ans considèrent qu’il y a eu un complot du gouvernement américain dans l’assassinat de John Fitzgerald Kennedy ? Comment expliquer qu’une mère de famille de quarante ans considère que le monde est secrètement gouverné par une poignée d’élues sectaires ?
Internet n’est probablement par la réponse toute faite que l’on pourrait attendre, mais contribue largement à la prolifération de ces théories. À l’époque où celui-ci était encore majoritairement anonyme, chacun pouvait se livrer à la moindre déclaration d’opinion sans avoir à jouer son image, sa face, au sein de la société. L’escalade de pseudo-arguments et l’absence des garde-fous sociaux de la bienséance menaient vite à la construction de théorie alambiquée, ou à la remise au goût du jour de certaines plus anciennes. Mais encore de nos jours, avec un web et des réseaux sociaux où l’anonymat est presque impossible à atteindre pour le commun des mortels, ces théories sont de plus en plus démocratisées. Ceci pourrait s’expliquer par le phénomène d’enfermement algorithmique des plateformes en ligne.
Dès lors qu’une personne montre de l’intérêt pour un phénomène sujet à débat, ou essaie d’obtenir des informations (même en étant dans une démarche sincèrement critique), elle est rapidement enfermée dans des algorithmes ne lui proposant que des contenus en adéquation avec les théories du complot. Sans même s’en rendre compte, cette personne peut se retrouver entourée de profils et d’informations ne faisant que la satisfaire en confirmant ses doutes et ses pensées, lui donnant l’impression (très agréable) de détenir la vérité. Le flot d’informations, ou plutôt le déferlement d’informations, présent depuis la popularisation d’internet (et qui appel à bien d’autres sujets sociétaux et éthiques) impacte tellement notre environnement que même une personne n’ayant pas internet voit son quotidien modifié : les programmes radio et télévisuel, les discours politiques et ses proches se chargeront pour lui de faire semer les graines du doute et de la discorde. Le fait de chercher à comprendre le monde uniquement par des explications complotiste détourne l’attention collective des vrais enjeux et problèmes sociétaux (d’après le journaliste Alexander Cockburn).
Les risques liés à ces nouvelles technologies et à ces procédés, proche du profilage, sont du même ordre que ceux liés à la manipulation et à la propagande. En effet, internet étant devenu pour beaucoup d’entre nous une vitrine du monde dans sa globalité, influencer les contenus en son sein influence notre façon de voir le monde. Ainsi des entités diverses peuvent être tentées d’orienter en leurs faveurs les informations diffusées, d’attiser la peur ou la colère (notamment grâce à des théories du complot) pour ensuite modifier les opinions politiques ou les comportements de consommateur. Le scandale liant Cambridge Analytica et Facebook début 2018 illustre parfaitement ce type de risque. Étayer davantage ce danger nécessiterait un article à part entière, il est néanmoins important de comprendre que les théories du complot sont une arme de choix pour la manipulation, et qu’internet est le meilleur endroit pour utiliser massivement cette arme.
Préparer l’avenir face aux théories du complot
À l’heure des fake news (voir notre article sur ce sujet) et de l’ère de la post-vérité, les populations semblent préférer écouter leurs émotions plutôt que d’écouter les arguments construits et vérifiés. Même si l’on sait grâce aux travaux du psychologue Daniel Kahneman que l’esprit de l’être humain n’est absolument pas rationnel, nous savons aussi (toujours grâce aux mêmes travaux) qu’inconsciemment le cerveau humain tente de donner une explication rationnelle à tout ce qui nous entoure. La psychologie nous apprend aussi que des facteurs cognitifs, profondément ancrés dans chacun de nous, comme la force des stéréotypes, l’erreur de conjonction, le biais d’intentionnalité, la persistance des croyances, la dissonance cognitive, l’effet focus et bien d‘autres poussent en toute logique l’être humain à se rassurer avec une explication unicausale plutôt que multicausale. Le comble de la situation est que les adeptes de la théorie du complot pensent comprendre le monde dans toute sa complexité grâce aux explications obscures qu’ils soutiennent, mais la psychologie démontre que ce phénomène est extrêmement réducteur et présente en fait le fonctionnement de nos sociétés avec des explications d’une simplicité parfois infantile.
Finalement, croire en des théories du complot implique des facteurs cognitifs intrinsèquement humains et jeter la pierre aux personnes doutant de faits officiels ou de l’Histoire communément admise aurait tout sauf l’effet escompté. L’élection de Donald Trump en 2016 comme Président des États-Unis d’Amérique et l’ingérence russe le montrent très bien.
Les théories du complot existent depuis plusieurs centaines d’années, et sont de vraies armes politiques depuis la guerre froide. Internet a certes permis à beaucoup de théories saugrenues de voir le jour, mais les plus importantes et dangereuses n’ont finalement pas eu besoin du web pour voir le jour. Il est plus que nécessaire, aujourd’hui, de faire évoluer les programmes scolaires et d’adapter l’éducation pour aborder ces sujets avec les jeunes. Car ceux nés après l’an 2000 n’auront jamais connu de monde sans enfermement algorithmique et sans post-vérité. Chaque personne devra faire en sorte de préparer la jeunesse à comprendre les risques des théories des complots en leur donnant des outils et des méthodes, mentale ou technique, pour avoir une vision critique et rationnelle au possible du monde. L’éducation nationale française a d’ailleurs déjà entamé de nombreuses démarches en ce sens.
Benjamin Lagoutte