Économie collaborative et uberisation du travail : vers un nouveau modèle de société ?

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En 2009, l’entreprise californienne Uber lançait son application qui propose des services de transport en mettant en contact direct des particuliers avec des conducteurs de manière quasi-instantanée. Ce nouveau système économique s’est propagé en Europe et s’applique aujourd’hui à une multitude de services : logement (Airb’n’b est devenu la norme des locations temporaires), ménage, comptabilité, graphisme, bâtiment… Le terme « uberisation » est popularisé fin 2014 par Maurice Levy (PDG de Publicis) lors d’un entretien accordé au Financial Times. Selon lui, « tout le monde commence à craindre de se faire uberiser. C’est l’idée qu’on se réveille soudainement en découvrant que son activité historique a disparu… » De plus en plus de secteurs voient en effet leur modèle de rentabilité bouleversé et craignent cette évolution.

L’uberisation du travail pose aujourd’hui de grandes questions et semble opposer deux visions : celle de la collaboration et du contournement des règles établies en faveur des particuliers et des travailleurs free-lance ; et celle de la précarité, de la désintermédiation, voire de la déshumanisation des travailleurs, rémunérés par des algorithmes. Ce phénomène récent est-il une révolution donnant plus de liberté aux individus, ou une mutation dangereuse du travail et de la société en général ?


Qu’est-ce que l’économie collaborative ?

L’uberisation s’inscrit plus largement dans le mouvement de l’économie collaborative, qui regroupe les nouvelles formes de partage de biens et services, d’échange, et de location permettant la collaboration des particuliers entre eux, notamment grâce aux nouvelles technologies. L’usage et le partage prennent le pas sur la possession et l’accumulation des biens, dans une organisation plus horizontale du travail.

L’économie collaborative est une alternative au système capitaliste traditionnel qui s’est développée dans un contexte de crise économique et d’éthique environnementale, mais aussi d’essor du numérique. Elle inclut la consommation collaborative (AMAP, couchsurfing, covoiturage), les modes de vie collaboratifs (coworking, colocation), le financement collaboratif (crowdfunding, monnaies alternatives), la production contributive (mouvement DIYFabLabs avec mise à disposition d’imprimantes 3D pour fabriquer ses objets), et la culture libre (logiciels libres).


Au Royaume-Uni, 5 millions de personnes perçoivent des revenus grâce à des plateformes en ligne

 Au Royaume-Uni, où règne déjà la flexibilité du travail, l’uberisation de la société est bien avancée : 5 millions de personnes travaillent et gagnent de l’argent via des plateformes en ligne, et 42% font appel à leurs services. L’économie collaborative mêlée aux NTIC apparaît ainsi comme un facteur de travail et de croissance économique, le numérique permettant de faire des économies dans tous les domaines, alors que les revenus réels sont toujours en baisse. Le journal The Independent se réjouit de cette transformation de l’emploi : elle aurait permis de sauver de nombreux britanniques du chômage, qui a touché moins de personnes que lors des crises économiques précédentes.

L’uberisation permet en effet d’accéder à un ou plusieurs emplois, et à des revenus supplémentaires, de diversifier son activité professionnelle ou de se reconvertir, tout en gardant une certaine autonomie et souplesse dans l’organisation du temps de travail. Quant aux utilisateurs, ils peuvent bénéficier de prix bas par rapport aux services traditionnels proposés, ou d’une qualité de service supérieure à prix égal, et leurs choix sont facilités par la recommandation. Mais cette économie informelle, qui échappe au regard et à la régulation de l’Etat, présente cependant de nombreuses limites.


Pourquoi l’uberisation est dangereuse 

L’uberisation présente de nombreux enjeux politiques, économiques et sociaux. Depuis plusieurs mois, les chauffeurs de taxi manifestent dans le monde entier contre Uber, UberPOP et autres services de VTC (véhicules de tourisme avec chauffeur). UberPOP est désormais interdit en France, bien que le gouvernement peine à faire appliquer la loi. A la différence d’Uber et des taxis, ce service proposait des trajets réalisés par des particuliers et non des professionnels formés ; il n’était régi par aucune loi et ne payait donc aucune cotisation sur l’exercice de cette activité.

En raison de l’absence de législation, ce système économique prive l’Etat de revenus importants, et tend à renforcer encore davantage les écarts entre les classes et la paupérisation de la classe moyenne. Si les plus riches peuvent quitter le pays ou placer leur argent dans des paradis fiscaux, et si les plus pauvres sont exonérés d’impôts, le grand perdant du système est le contribuable moyen qui doit redresser les finances publiques.

D’autres limites résident encore dans ce manque de législation qui fait reculer les droits des travailleurs, comme la difficulté à faire respecter le salaire minimum, l’absence d’assurance chômage et de protection sociale, ou l’impossibilité de suivre une formation. A long terme, l’idéal de liberté se monnaierait contre une précarisation généralisée, en multipliant les contrats courts, indépendants, et non régulés.

En 2015, le magazine The Economist décrypte l’ubérisation du travail et parle de « plattform-kapitalismus » déshumanisant. Ces plateformes mettent en relation des tâches avec des internautes, disponibles n’importe où dans le monde, sans protection sociale mais libres de s’organiser comme ils le souhaitent. Ce modèle induit une division du travail plus importante, l’hyperspécialisation, la suppression d’intermédiaires, et remet en question les notions d’entreprise et de carrière, dans un contexte de crise du chômage. Le sens du travail se perd pour (re)devenir aliénant. Les plus riches qui manquent de temps délèguent des tâches à des travailleurs qui eux, manquent d’argent.

L’uberisation pourrait bien être la « quatrième révolution industrielle », qui renforcerait encore l’automatisation du travail, entraînant une perte de 5 millions d’emplois d’ici à 2020 dans les pays les plus industrialisés, selon le rapport du Forum économique mondial de Davos de janvier 2016.

Une période charnière

Le numérique est en train de bouleverser nos habitudes et nos modes de travail, induisant une profonde mutation de notre société qui se trouve aujourd’hui dans une période charnière. Comme l’explique Diana Filippova, connector du think tank OuiShare :

« Soit une société de travailleurs autonomes et indépendants émergera, avec un revenu et une protection sociale décents ; soit le travail à la demande mettra à bas tous les remparts contre la précarité bâtis depuis plus d’un demi-siècle par l’État-providence, sans les remplacer par un nouveau système de protection. Loin de bénéficier aux travailleurs, cette fragmentation du travail donnerait aux détenteurs du capital et des plateformes un pouvoir de négociation démesuré face à une armée éclatée de personnes précaires, prêtes à accepter un travail à n’importe quel prix. »

L’enjeu politique serait de redéfinir les règles de la productivité et du capitalisme, et la notion même de travail, pour penser de nouveaux modèles d’organisation et une protection sociale adéquate et adaptée aux enjeux actuels. Le numérique pourrait être une opportunité pour reconsidérer le travail dans le cadre d’une société contributive, en créant des plateformes réellement coopératives, au-delà des seules dimensions économiques et financières qui gouvernent en réalité la majorité des plateformes dites de partage.

Marine Keller

Pour aller plus loin

A propos de l’ubérisation :

-Les Britanniques s’ubérisent, Courrier International, N°1325 du 24 au 30 mars 2016
L’uberitsation du travail décryptée, L’Usine nouvelle 
Jusqu’où l’ubérisation de la société va-t-elle aller ?Capital 
De quoi l’ubérisation est-elle le nom ?, Libération
Du digital labor à l’uberisation du travail, InaGlobal 
Stop à l’uberisation de la société !, Libération 

Les taxis VS Uber :

Uber et UberPop, c’est quoi la différence ?, Le Figaro 
Conflit taxis – VTC, France TV Info

L’économie collaborative :

-Diana FILIPPOVA, Société collaborative: La fin des hiérarchies, Rue de l’Echiquier, 2015
Economie collaborative: les valeurs d’internet pour modèle sociétal, Curiouser 
L’économie solidaire nécessite un internet de la solidarité, Internet Actu
DIY : tant de gens se reconnaissent dans ces trois lettres, Le Monde 

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