Derrière une apparente profusion de titres et de chaines, le paysage médiatique français tend à être dominé par quelques grands groupes médiatiques : Vivendi (Canal +, SFR), Bertelsmann (RTL Group, M6), Lagardère (BFM, Europe 1, Hachette). Le Monde diplomatique en propose une cartographie dans le panorama suivant : voir.
Au sein des entreprises médiatiques (presse, télévision, radio), une dynamique de concentration s’est très fortement accélérée en France comme au niveau international depuis le début des années 80. Ce phénomène s’étend, en amont comme en aval, aux services qui sont liés à ces « assembleurs de contenus » (cinéma, édition, réseaux de communication, Internet imprimerie…).
Une stratégie économique
Au sens économique du terme, la concentration est une stratégie qui vise prendre des participations dans le capital d’entreprises concurrentes. La fusion ou l’absorption de concurrents au bénéfice de l’entreprise qui a initié le processus en constituent des degrés plus élevés. Ce faisant, la concentration donne naissance à des groupes d’entreprises, voire à des conglomérats, lorsque le phénomène de concentration s’accompagne d’une stratégie de diversification afin, par exemple, de répartir les risques sur plusieurs marchés.
De manière générale, de telles stratégies peuvent compléter ou se substituer à ce qui relèverait d’un développement basé sur la croissance interne des entreprises. La concentration est dite « verticale » lorsque l’opération vise à acquérir des capacités complémentaires sur tout ou partie du processus de fabrication d’un produit ou d’un service. Cela peut alors concerner des fournisseurs, en amont, aussi bien que des distributeurs/diffuseurs, en aval. La concentration est qualifiée « d’horizontale » lorsqu’il s’agit d’absorber des entreprises semblables en vue, par exemple, de réaliser des économies d’échelle.
Favorisée par des facteurs législatifs, économiques et technologiques
Mais comment expliquer l’importance du phénomène de concentration à l’œuvre au sein des entreprises médiatiques ? On considère généralement qu’il a été rendu possible par une forme de dérégulation permise par des évolutions législatives. Cela a été le cas notamment en France avec la fin du monopole de l’audio-visuel public (loi de 1982). De nombreux pays occidentaux ont connu une telle dérégulation, à la suite des politiques néo-libérales qui s’exprimèrent initialement aux États-Unis et en Grande-Bretagne. Cependant, d’autres causes influèrent fortement, puisqu’au cours de la même période, de profondes évolutions ont mis en péril le modèle économique dominant des entreprises médiatiques. Celui-ci est traditionnellement fondé, côté annonceurs, sur la publicité et, du point de vue de l’audience, sur le consentement à payer pour de l’information.
Sur ce marché à deux faces, le premier volet de la crise se caractérise ainsi par une baisse continue des recettes publicitaires globales enregistrées par le secteur de la presse traditionnelle. Ce phénomène est à l’œuvre depuis plusieurs décennies déjà mais n’a fait que croitre depuis qu’internet fait figure d’alternative et absorbe une partie des budgets que les entreprises allouent à ce poste de dépense. Plus récemment, la situation s’est encore aggravée, sous l’effet de la crise de 2008 qui a durablement affecté les dépenses en communication des organisations.
Par ailleurs, du point de vue de l’audience, une culture de la gratuité s’est peu à peu développée depuis le début des années 2000, les pratiques informationnelles sur Internet laissant penser que l’information est gratuite. Dans le même temps, la diffusion de supports informationnels papier basés sur des modèles de financement payés en amont (« journaux gratuits ») ont contribué à renforcer cette perception. Dans ce contexte, de nombreuses entreprises de presse ont été fragilisées et ont dû consentir à des ouvertures de capital sauf à mettre en danger leur pérennité.
Simultanément, un troisième phénomène contribue aux fortes tensions qui caractérisent ce secteur d’activité et tend à favoriser les phénomènes de concentration. Celui-ci tient globalement au renchérissement du coût des infrastructures liées aux mutations à l’œuvre dans les technologies de l’information dans un marché où le coût d’entrée était déjà très élevé. Parallèlement, la convergence des technologies de l’informatique, de la télécommunication et de l’audiovisuel ouvre ainsi de nouvelles possibilités mais tend de plus en plus à opposer les producteurs de contenus et les entités qui contrôlent les infrastructures. Visant une concentration verticale, certains groupes tendent désormais à vouloir maitriser l’ensemble de la chaine de production, à l’exemple des opérateurs de télécommunication qui cherchent désormais à contrôler la production des contenus et à les diffuser via des canaux sur lesquels ils ont la main.
Un paysage médiatique fortement modifié
Un exemple emblématique est constitué en France par le groupe de téléphonie SFR qui utilise des accès aux contenus d’une quarantaine de titres de presse comme produit d’appel pour ses abonnements à bas coût (SFR presse), l’opération étant neutre pour l’abonné car financée intégralement par des différences relevant de la TVA appliquée. Parallèlement, SFR a acquis des droits dans le domaine du sport en général et du football en particulier afin de bâtir des chaines de télévision qui lui appartiennent en propre (SFR sport).
Plus globalement, au sortir de cette période, de nombreuses entreprises de presse ont été fragilisées et absorbées par des entités dont les médias ne sont pas le cœur de métier. En France, des groupes tels que Dassault (Groupe Le Figaro), Bouygues (TF1, Bouygues Télécom), LVMH (Groupe Les Echos Le Parisien) sont désormais des acteurs importants de ce secteur alors que leurs métiers initiaux sont respectivement l’aviation – notamment militaire – le bâtiment ou le luxe. La rentabilité des entreprises de presse est si faible – pour ne pas dire déficitaire – qu’il n’est pas impossible que de telles prises de participation aient plutôt pour objectif de peser sur l’agenda médiatique national. Parallèlement, un certain nombre de mécènes ont fait leur apparition (à l’exemple de Xavier Niel et Mathieu Pigasse qui contrôlent notamment le groupe Le Monde) sans qu’il soit aisé de faire la part des choses entre une volonté d’influence, probablement bien réelle, et ce qui relève aussi d’une démarche citoyenne.
Le pluralisme de l’information en question
Globalement, ces phénomènes multiformes de concentration donnent lieu à de nombreux débats. S’ils ont contribué à pérenniser certains titres et à les préserver de la disparition, ils posent aussi la question du pluralisme de l’information, voire de la liberté de la presse. En arrière-plan de ces questionnements figure évidemment le rôle éminent de la presse et des médias dans la formation de l’opinion publique et partant, dans la vitalité des sociétés démocratiques. Si des garanties existent pour préserver l’indépendance des journalistes vis-à-vis des actionnaires (dispositions législatives, chartes, comités éditoriaux, conseil de surveillance), les phénomènes de concentration ne sont pas neutres. En 2017, l’ONG Reporters sans frontières a ainsi classé la France au 39e rang mondial pour ce qui est de la liberté de la presse avec la mention « une presse libre mais la concentration inquiète ». À cette occasion, la France devance cependant d’une place le Royaume-Uni dans un classement où la Norvège est en tête et l’Allemagne 16e. (Voir le classement ici).
En définitive, on considère dans de nombreux pays que le secteur de la presse et des médias ne peut être vu comme un secteur d’activité comme les autres. C’est la raison pour laquelle, notamment en France, l’État continue à contrôler un service public de l’audio-visuel (Groupe France Télévision financé essentiellement par la redevance) et à proposer de nombreuses aides directes (subventions) et indirectes (TVA et frais postaux préférentiels) au secteur public – lorsqu’il existe – mais aussi au secteur privé, afin de soutenir son activité. La multiplicité des aides publiques françaises ne doit alors pas occulter le fait que certains États européens sont bien moins interventionnistes en la matière, sans que la démocratie et la vitalité du débat public n’en semblent affectés pour autant. Ainsi, des pays tels que l’Allemagne, la Suisse ou le Royaume-Uni n’accordent pas d’aides directes à la presse relevant du secteur privé. Quoiqu’il en soit, le contrôle de l’État n’est pas neutre, lui non-plus, et pose à son tour des questions spécifiques en termes de pluralité de l’information.